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     Chapitre 6


    Telle est la vie des hommes: quelques joies très vite effacées par d'inoubliables chagrins.

    Il n'est pas nécessaire de le dire aux enfants.

    Marcel Pagnol.


    Grand-mère Anne-Laure


    Marguerite est une enfant que l’on éduque très tôt dans la crainte et l’obéissance. Fort heureusement, elle a un tempérament docile et pour un baiser de son papa sur son front, elle devient l’enfant la plus sage dont on puisse rêver. Bien sûr comme tous les enfants, elle a quelques bêtises ou espiègleries à son actif mais la crainte d'être confrontée à la sévérité de son père est toujours la plus forte. Pourtant, les prières sont si longues et les discours d’un cardinal que son père l’oblige à écouter à la radio sont si ennuyeux ! De quoi encourager Marguerite à se distraire comme elle peut comme de lancer des osselets au plafond et de les laisser retomber avec fracas. Elle reçoit une gifle en retour. Il arrive que la casquette vole. Mieux vaux rentrer vite dans le rang. Pourtant, Marguerite sait répliquer:
    - T’es pas chiche de la lancer !” dit-elle à son père.
    Et la mère tente de se mettre entre les deux.
    - Arrête ! Tu vas lui faire mal !”
    Et le père la lance tout de même. Marguerite esquive. La casquette qui frappe la vitre de la comtoise.

    L’obéissance et bien travailler pour faire plaisir à ses parents, ce sont les devoirs essentiels qu’on lui demande. D’ailleurs, le Petit Jésus voit tout, surtout si elle n’est pas sage, ce qui lui fait beaucoup de peine. Marguerite est très sensible, c’est une particularité prononcée chez elle. Un rien la met en émoi, un mot plus haut que l'autre et les larmes lui coulent abondamment. Si elle a de la peine elle peut en parler à la Sainte Vierge qui est une seconde mère. Mais la Sainte Vierge ne répond pas à ses questions, ce n’est donc pas la peine de lui en poser. C’est ainsi qu’elle apprend très tôt qu’il ne faut pas trop poser de questions pour ne pas se faire rabrouer. De plus, étant l’aînée, elle doit montrer l’exemple à son frère et à sa sœur sans compter que le papa vieillissant est très fatigable et ne supporte pas les chahuts de gosses et la grand-mère, dans la chambre à côté, non plus. Il n'est pas question qu'ils jouent ensemble en bas et pour ne pas les entendre, chacun doit s'enfermer là-haut dans sa chambre. Pierre a son circuit et les deux filles ont chacune leurs poupées dans des petits lits en bois que Victor a fabriqués. Il ne reste donc à Marguerite qu’à converser avec ses poupées à qui elle déverse une affection débordante. Ses conversations en privé avec le monde des poupées et autres baigneurs datent de ce temps-là. Quand on demande à Marguerite quels étaient ses jeux avec Pierre et Marie-Thérèse, elle répond qu’elle ne se souvient pas, que c’est le trou noir. Sauf pendant l’Occupation quand ils passent beaucoup de temps dans la cuisine à fabriquer des poupées avec des pommes de terre et des allumettes.

    La grand-mère Anne-Laure, est très malade, en tout cas, très vieille mais elle n'est pas sourde au point de ne pas être dérangée par des rires ou des cris d'enfants. Raison de plus de ne pas faire de bruit dans la maison. Mais au fait. Qui est-elle cette grand-mère ? Que sait Marguerite d'elle mis à part qu'elle est la mère de son père. Très peu de choses en vérité car nul ne la voit déambuler ou partager un repas avec eux. Elle ne parle pas, bien que n'étant pas muette, et ne laisse personne entrer dans sa chambre hormis Léontine ou Victor. Marguerite a bien essayé une fois mais, l'ayant aperçue de bicoin, la grand-mère lui a asséné un coup de canne qui lui a ôté l'envie d'y retourner. A l'heure des repas, Léontine lui prépare son assiette et dit à Victor:
    - Va porter la beurrée à ta mère.
    Jamais les enfants ne sont sollicités pour aller voir leur grand-mère et bavarder avec elle. C'est qu'elle ne supporte apparemment pas les enfants. Léontine accomplit un devoir et c'est tout. Pourtant, sentant venir la fin prochaine d'Anne-Laure, Léontine, par souci de compléter l'arbre généalogique photographique, profite de la venue de cousins de Paris qui possèdent un appareil à faire des photos. On fait rouler la grand-mère dans le chariot jusque dans la cour et on installe les trois enfants autour d'elle. La photo est pour le moins étrange. Anne-Laure, bien que n'ayant pas l'air d'une future mourante, ses joues étant bien replètes, semble complètement désintéressée par la question portant le regard ailleurs que vers l'objectif au contraire des enfants qui fixent l'envol d'un hypothétique oiseau. Aucun d'eux ne touche la grand-mère, aucune main ne se pose sur son épaule ou sur son genou. Elle vécut sept années dans cette maison sans jamais avoir désiré connaître ses petits enfants qui vivaient sous le même toit qu'elle. C'est comme si cette femme n'avait jamais accepté que son fils se remarie.

    Huit jours plus tard, Anne-Laure s'éteint.

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